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Me voilà donc certain que les contemporains d'un fait n'ont pas pû davantage en imposer sur sa réalité aux âges suivans, qu'ils ont pû être dupés eux - mêmes sur cela par les témoins oculaires. En effet, (qu'on me per>tte d'insister là - dessus) je regarde la tradition comme une chaîne, dont tous les anneaux sont d'égale force; & au moyen de laquelle, lorsque j'en saisis le dernier chaînon; je tiens à un point fixe qui est la vérité, de toute la force dont le premier chaînon tient lui - même à ce point fixe. Voici sur cela quelle est ma preuve: la déposition des témoins oculaires est le premier chaînon; celui des contemporains est le second; ceux qui viennent immédiatement après, forment le troisieme par leur témoignage, & ainsi de suite, en descendant jusqu'au dernier, que je saisis. Si le témoignage des contemporains est d'une force égale à celui des témoins oculaires, il en sera de même de tous ceux qui se suivront, & qui par leur étroit entrelacement, formeront cette chaîne continue de tradition. S'il y avoit quelque décroissement dans cette gradation de témoignages qui naissent les uns des autres, cette raison auroit aussi lieu par rapport au témoignage des contemporains, consideré respectivement a celui des témoins oculaires; puisque l'un des deux est fondé sur l'autre. Or que le témoignage des contemporains ait par rapport à moi autant de force que celui des témoins oculaires, c'est une chose dont je ne puis douter. Je serois aussi certain que Henri IV. a fait la conquête de la France, quand même je ne le saurois que des contemporains de ceux qui ont pû voir ce grand & bon roi, que je le suis que son throne a été occupé par Louis le Grand, quoique ce fait me soit attesté par des témoins oculaires. En voulez - vous savoir la raison? c'est qu'il n'est pas moins impossible, que des hommes se réunissent tous, malgré la distance des lieux, la différence des esprits, la variété des passions, le choc des intérêts, la diversité des religions, à soûtenir une même fausseté, qu'il l'est que plusieurs personnes s'imaginent voir un fait, que pourtant elles ne voyent pas. Les hommes peuvent bien mentir, comme je l'ai déjà dit; mais je les défie de le faire tous de la même maniere. Ce seroit exi<cb->
Il y a dans le monde, me dira quelqu'un, un si grand nombre de fausses traditions, que je ne saurois me rendre à vos preuves. Je suis comme investi par une infinité d'erreurs, qui empêchent qu'elles ne puissent venir jusqu'à moi; & ne croyez pas, continuera toûjours ce Pyrrhonien, que je prétende parler de ces fables, dont la plûpart des nobles flattent leur orgueil; je sais qu'étant renfermées dans une seule famille, vous les rejettez avec moi. Mais je veux vous parler de ces faits qui nous sont transmis par un grand nombre de lignes traditionelles, & dont vous reconnoissez pourtant la fausseté. Telles sont par exemple, les fabuleuses dynasties des Egyptiens, les histoires des dieux & demi - dieux des Grecs; le conte de la louve qui nourrit Remus & Romulus: tel est le fameux fait de la papesse Jeanne, qu'on a cru presque universellement pendant très long - tems, quoiqu'il fût très - récent; si on avoit pû lui donner deux mille ans d'antiquité, qui est - ce qui auroit osé seulement l'examiner? Telle est encore l'histoire de la sainte ampoule, qu'un pigeon apporta du ciel pour servir au sacre de nos rois; ce fait n'est - il pas un>versellement répandu en France, ainsi que tant d'autres que je pourrois citer? Tous ces faits suffisent pour faire voir que l'erreur peut nous venir par plusieurs lignes traditionelles. On ne sauroit donc en faire un caractere de vérité pour les faits qui nous sont ainsi transmis. [p. 855]
Je ne vois pas que cette difficulté rende inutile ce que j'ai dit: elle n'attaque nullement mes preuves, parce qu'elle ne les prend qu'en partie. Car j'avoue qu'un fait quoique faux, peut m'être attesté par un grand nombre de personnes qui représenteront différentes lignes traditionelles. Mais voici la différence que je mets entre l'erreur & la vérité: celle - ci, dans quelque point du tems que vous la preniez, se soûtient; elle est toûjours défendue par un grand nombre de lignes traditionelles qui la mettent à l'abri du Pyrrhonisme, & qui vous conduisent dans des sentiers clairs jusques au fait même. Les lignes, au contraire, qui nous transmettent une erreur, sont toûjours couvertes d'un certain voile qui les fait aisément reconnoître. Plus vous les suivez en remontant, & plus leur nombre diminue; &, ce qui est le caractere de l'erreur, vous en atteignez le bout sans que vous soyez arrivé au fait qu'elles vous transmettent. Quel fait que les dynasties des Egyptiens! Elles remontoient à plusieurs milliers d'années: mais il s'en faut bien que les lignes traditionelles les conduisissent jusque - là. Si on y prenoit garde, on verroit que ce n'est point un fait qu'on nous objecte ici, mais une opinion, à laquelle l'orgueil des Egyptiens avoit donné naissance. Il ne faut point confondre ce que nous appellons fait, & dont nous parlons ici, avec ce que les différentes nations croyent sur leur origine. Il ne faut qu'un savant, quelquefois un visionnaire, qui prétende après bien des recherches avoir découvert les vrais fondateurs d'une monarchie ou d'une république, pour que tout un pays y ajoûte foi; surtout si cette origine flatte quelqu'une des passions des peuples que cela intéresse: mais alors c'est la découverte d'un savant ou la rêverie d'un visionnaire, & non un fait. Cela sera toûjours problématique, à moins que ce savant ne trouve le moyen de rejoindre tous les différens fils de la tradition, par la découverte de certaines histoires ou de quelques inscriptions qui feront parler une infinité de monumens, qui avant cela ne nous disoient >ien. Aucun des faits qu'on cite, n'a les deux conditions que je demande; savoir un grand nombre de lignes traditionelles qui nous les transmettent; ensorte qu'en remontant au moins par la plus grande partie de ces lignes, nous puissions arriver au fait. Quels sont les témoins oculaires qui ont dépesé pour le fait de Remus & de Romulus? y en a - t - il un gran nombre, & ce fait nous a - t - il été transmis sur des lignes fermes, qu'on me permette ce terme? On voit que tous ceux qui en ont parlé, l'ont fait d'une maniere douteuse. Qu'on voye si les Romains ne croyoient pas différemment les actions mémorables des Scipions? C'étoit donc plûtôt une opinion chez eux qu'un fait. On a tant écrit sur la papesse Jeanne, qu'il seroit plus que superflu de m'y arrêter. Il me suffit d'observer que cette fable doit plûtôt son origine à l'esprit de parti, qu'à des lignes traditionelles; & qui est - ce qui a cru l'histoire de la sainte ampoule? Je puis dire au moins que si ce fait a été transmis comme vrai, il a été transmis en même tems comme faux; desorte qu'il n'y a qu'une ignorance grossiere, qui puisse faire donner dans une pareille superstition.
Mais je voudrois bien savoir sur quelle preuve le Sceptique que je combats regarde les dynasties des Egyptiens, comme fabuleuses, & tous les autres faits qu'il a cités; car il faut qu'il puisse se transporter dans les tems où ces différentes erreurs occupoient l'esprit des peuples; il faut qu'il se rende, pour ainsi dire, leur contemporain, afin que partant de ce point avec eux, il puisse voir qu'ils suivent un chemin qui les conduit infailliblement à l'erreur, & que toutes leurs traditions sont fausses: or je le défie d'y parvenir sans le secours de la tradition; je le dé<cb->
Je vous répons que les regles sont les mêmes pour les faits naturels & miraculeux: vous m'opposez des faits, & aucun de ceux que vous citez n'a les conditions que j'exige. Ce n'est point ici le lieu d'examiner les miracles de Mahomet, ni d'en faire le parallele avec ceux qui démontrent la religion Chrétienne. Tout le monde sait que cet imposteur a toûjours opéré ses miracles en secret: s'il a eu des visions, personne n'en a eté témoin: si les arbres par respect devenus sensibles s'inclinent en sa présence, s'il fait descendre la lune en terre, & la renvoye dans son orbite; seul présent à ces prodiges, il n'a point éprouvé de contradicteurs: tous les témoignages de ce fait se réduisent donc à celui de l'auteur même de la fourberie; c'est - là que vont aboutir toutes ces lignes traditionelles dont on nous parle: je ne vois point là de foi raisonnée, mais la plus superstitieuse crédulité. Peut - on nous opposer des faits si mal prouvés, & dont l'imposture se découvre par les regles que nous avons nous - mêmes établies? Je ne pense pas qu'on nous oppose sérieusement l'enlevement de Romulus au ciel, & son apparition à Proculus: cette apparition n'est appuyée que sur la déposition d'un seul témoin, déposition dont le seul peuple fut la dupe; les sénateurs firent à cet égard ce que leur politique demandoit: en un mot je défie qu'on me cite un fait qui dans son origine se trouve revêtu des caracteres que j'ai assignés, qui soit transmis à la postérité sur plusieurs lignes collatérales qui commenceront au fait même, & qu'il se trouve pourtant faux.
Vous avez raison, dit M. Craig; il est impossible qu'on ne connoisse la vérité de certains faits, dès qu'on est voisin des tems où ils sont arrivés: les caracteres dont ils sont empreints sont si frappans & si clairs, qu'on ne sauroit s'y méprendre. Mais la durée des tems obscurcit & efface, pour ainsi dire, ces caracteres: les faits les mieux constatés dans certains tems, se trouvent dans la suite réduits au niveau de l'imposture & du mensonge; & cela parce que la force des témoignages va toûjours en décroissant; ensorte que le plus haut degré de certitude est produit par la vûe même des faits; le second, par le rapport de ceux qui les ont vûs; le troisieme, par la simple déposition de ceux qui les ont seulement oüis raconter aux témoins des témoins; & ainsi de suite à l'infini.
Les faits de César & d'Alexandre suffisent pour démontrer
la vanité des calculs du géometre Anglois:
car nous sommes aussi convaincus actuellement de
l'existence de ces deux grands capitaines, qu'on l'étoit
il y a quatre cents ans; & la raison en est bien
simple; c'est que nous avons les mêmes preuves de
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