ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"568"> ner. On vient aussitôt en apprendre la nouvelle à la soeur & à la maîtresse de Suréna, qui étoient ensemble, & alors la soeur de Suréna éclatant en imprécation contre le tyran, dit:

Que fais - tu du tounerre, Ciel, si tu daignes voir ce qu'on fait sur la terre? Et pour qui gardes - tu tes carreaux embrasés, Si de pareils tyrans n'en sont point écrasés?

Ensuite s'adressant à la maîtresse de Suréna, qui ne paroissoit pas extrémement émue, elle lui dit:

Et vous, madame, & vous dont l'amour inutile, Dont l'intrépide orgueil paroît encore tran quille, Vous qui brûlant pour lui sans vous déterminer, Ne l'avez tant aimé que pour l'assassiner; Allez d'un tel amour, allez voir tout l'ouvrage, En recueillir le fruit, en goûter l'avantage. Quoi! vous causez sa mort, & n'avez point de pleurs?

A quoi répond Euridice, c'est - à - dire la maîtresse de Suréna.

Non, je ne pleure point, madame, mais je meurs! Et cette malheureuse princesse tombe aussi - tôt entre les bras de ses femmes qui l'emportentmourante. Voilà sans doute un sublime merveilleux de sentimens, & dans l'action d'Euridice, & dans sa réponse. Finir ses jours en apprenant qu'on perd ce qu'on aime! être saisi au point de n'avoir pas la force d'en gémir, & dire tranquillement qu'on meurt, ce sont des traits qui nous illustrent bien quand nous osons nous en en croire capables!

Je puis à présent me livrer à des observations particulicres sur le sublime; je crois d'abord qu'il faut distinguer, comme a fait M. le Batteux, entre le sublime du sentiment, & la vivacité du sentiment: voici ses preuves. Le sentiment peut être d'une extrême vivacité sans être sublime; la colere qui va jusqu'à la fureur, est dans le plus haut degré de vivacité, & cependant elle n'est pas sublime. Une grande ame est plutôt celle qui voit ce qui affecte les ames ordinaires, & qui le sent sans en être trop émue, que celle qui suit aisément l'impression des objets. Régulus s'en retourne paisiblement à Carthage, pour y souffrir les plus cruels supplices, qu'il sait qu'on lui apprête: ce sentiment est sublime, sans être vif. Le poëte Horace se représente la tranquillité de Régulus, dans l'affreuse situation où il est: ce spectacle le frappe, l'emporte, il fait une ode magnifique, son sentiment est vif, mais il n'est point sublime.

Le sublime des sentimens est ordinairement tranquille. Une raison affermie sur elle - même les guide dans tous leurs mouvemens. L'ame sublime n'est altérée ni des triomphes de Tibere, ni des disgraces de Varus. Aria se donne tranquillement un coup de poignard, pour donner à son mari l'exemple d'une mort héroïque: elle retire le poignard, & le lui présente, en disant ce mot sublime, Paetus, cela ne fait point de mal; poete, non dolet.

On représentoit à Horace fils, allant combattre contre les Curiaces, que peut - être il faudroit le pleurer, il répond:

Quoi! vous me pleureriez mourant pour ma patrie?

La reine Henriette d'Angleterre, dans un vaisseau, au milieu d'un orage furieux, rassûroit ceux qui l'accompagnoient, en leur disant d'un air tranquille, que les reines ne se noyoient pas.

Curiace allant combattre pour Rome, disoit à Camille sa maîtresse, qui, pour le retenir, faisoit valoir son amour:

Avant que d'être à vous, je suis à mon pays.

Auguste ayant découvert la conjuration que Cinna avoit formée contre sa vie, & l'ayant convaincu, lui dit:

Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie.

Voilà des sentimens sublimes: la reine étoit au - dessus de la crainte, Curiace au - dessus de l'amour, Auguste au - dessus de la vengeance, & tous trois ils étoient au - dessus des passions & des vertus communes. Il en est de même de plusieurs autres traits de sentimens sublimes.

Ma seconde remarque roulera sur la différence qu'il faut mettre entre le style sublime & le sublime; & cette remarque sera fort courte, parce qu'on convient généralement que le style sublime consiste dans une suite d'idées nobles exprimées noblement, & que le sublime est un trait extraordinaire, merveilleux, qui enleve, ravit, transporte. Le style sublime veut toutes les figures de l'éloquence, le sublime se peut trouver dans un seul mot. Une chose peut être décrite dans le style sublime, & n'être pourtant pas sublime, c'est - à - dire n'avoir rien qui éleve nos ames: ce sont de grands objets & des sentimens extraordinaires qui caractérisent le sublime. La description d'un pays peut être faite en style sublime; mais Neptune calmant d'un mot les flots irrités, Jupiter faisant trembler les dieux d'un clin d'oeil, ce n'est qu'à de pareilles images qu'il appartient d'étonner & d'élever l'imagination.

Longin confond quelquefois le sublime avec la grande éloquence, dont le fond consiste dans l'heureuse audace des pensées, & dans la véhémence & l'enthousiasme de la passion. Cicéron m'en fournit un bel exemple dans son plaidoyer pour Milon, c'est - à - dire dans le chef - d'oeuvre de l'art oratoire. Se proposant d'avilir Clodius, il attribue sa mort à la colere des dieux qui ont enfin vengé leurs temples & leurs autels profanés par les crimes de cet impie; mais voyez de quelle maniere sublime il s'y prend, c'est en employant les plus grandes figures de rhétorique, c'est en apostrophant & les autels & les dieux.

« Je vous atteste, dit - il, & vous implore, saintes collines d'Albe que Clodius a profanées; bois respectables qu'il a abattus; sacrés autels, lieu de notre union, & aussi anciens que Rome même; sur les ruines desquels cet impie avoit élevé ces masses énormes de bâtimens! Votre religion violée, votre culte aboli, vos mysteres pollués, vos dieux outragés ont enfin fait éclater leur pouvoir & leur vengeance. Et vous, divin Jupiter latial, dont il avoit souillé les lacs & les bois par tant de crimes & d'impuretés, du sommet de votre sainte montagne vous avez enfin ouvert les yeux sur ce scélérat pour le punir. C'est à vous & sous vos yeux, c'est à vous qu'une lente, mais juste vengeance a immolé cette victime dont le sang vous étoit dû »! Voilà de ce sublime dont parle Longin, ou, si l'on veut, voilà un exemple brillant de la plus belle éloquence; mais ce n'est pas ce que nous avons appellé specialement le sublime; en le contemplant ce sublime, nous sommes transportés d'étonnement: tùm olympi concussum, inoequales procellas, fremitum maris, & trementes ripas, ac rapta in terras proecipiti turbine fulmina, cernimus.

Enfin le sublime differe du grand, & l'on ne doit pas les confondre. L'expression d'une grandeur extraordinaire fait le sublime, & l'expression d'une grandeur ordinaire fait le grand. Il est bien vrai que la grandeur ordinaire du discours donne beaucoup de plaisir, mais le sublime ne plaît pas simplement, il ravit. Ce qui fait le grand dans le discours, a plusieurs degrés, mais ce qui fait le sublime, n'en a qu'un. M. le Febvre a marqué la distinction du grand [p. 569] & du sublime dans un discours plein d'esprit écrit en latin, il dit: Magnitudo absque sublimitate; sublimitas sine magnitudine nunquam erit: illa quidem mater est, & pulchra, & nobilis, & generosa, sed matre pulchrâ, filia pulchrior.

Quant au sublime des sentimens, une comparaison peut illustrer mon idée. Un roi qui, par une magnificence bien entendue & sans faste, fait un noble usage de ses richesses, montre de la grandeur dans cette conduite. S'il étend cette magnificence sur les personnes de mérite, cela est encore plus grand. S'il choisit de répandre ses libéralités sur les gens de mérite malheureux, c'est un nouveau degré de grandeur & de vertu. Mais s'il porte la genérosité jusqu'à se dépouiller quelquefois sans imprudence, jusqu'à ne se réserver que l'espérance comme Alexandre, ou jusqu'à regarder comme perdus tous les jours qu'il a passés sans faire du bien; voilà des mouvemens sublimes qui me ravissent & me transportent, & qui sont les seuls dont l'expression puisse faire dans le discours le sublime des sentimens.

Cependant comme la différence du grand & du sublime est une matiere également agréable & importante à traiter, nous croyons devoir la rendre encore plus sensible par des exemples. Commençons par en citer qui ayent rapport au sublime des images, pour venir ensuite à ceux qui regardent le sublime des sentimens.

Longin cite pour sublimes ces vers d'Eurypide, où le soleil parle ainsi à Phaëton.

Prens garde qu'une ardeur trop funeste à ta vie, Ne t'emporte au dessus de l'aride Libie. Là, jamais d'aucune eau le sillon arrosé, Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasé. Aussi - tôt devant toi s'offriront sept étoiles; Dresse par - là ta course, & suis le droit chemin. De ses chevaux aîles, il bat les flancs agiles; Les coursiers du soleil à sa voix sont dociles, Ils vont. Le char s'éloigne, & plus prompt qu'un éclair, Pénetre en un moment les vastes champs de l'air. Le pere cependant plein d'un trouble suneste, Le voit rouler de loin sur la plaine céleste, Lui montre encor sa route, & du plus haut des cieux Le suit autant qu'il peut de la voix & des yeux. Va par - là, lui dit - il, reviens, détourne, arrête.

Ces vers sont pleins d'images, mais ils n'ont point ce tour extraordinaire qui fait le sublime: c'est un beau récit qui nous intéresse pour le Soleil & pour Phaëton; on entre vivement dans l'inquiétude d'un pere qui craint pour la vie de son fils, mais l'ame n'est point transportée d'admiration. Voulez - vous du vrai sublime, j'en trouve dans le passage du Ps. cxiij. « La mer vit la puissance de l'Eternel, & elle s'enfuit. Il jette ses regards, & les nations sont dissipées ».

Donnons maintenant des exemples de sentimens grands & élevés, je les puise toujours dans Corneille.

Auguste délibere avec Cinna & avec Maxime, s'il doit quitter l'empire ou le garder. Cinna lui conseille ce dernier parti; & après avoir dit à ce prince que de se défaire de sa puissance, ce seroit condamner toutes les actions de sa vie; il ajoute:

On ne renonce point aux grandeurs légitimes, On garde sans remors ce qu'on acquiert sans crime,

Et plus le bien qu'on quitte est noble, grand, exquis, Plus qui l'ose quitter, le juge mal acquis. N'imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque A ces rares vertus qui vous ont fait monarque. Vous l'êtes justement; & c'est sans attentat Que vous avez changé la forme de l'ètat; Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre, Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre. Vos armes l'ont conquise; & tous les conquér ans; Pour être usurpateurs, ne sont pas des tyrans. Quand ils ont sous leurs lots asservi des provinces, Gouvernant justement, ils s'en font justes princes, C'est ce que fit César; il vous faut aujourd'hui Condamner sa mémoire, ou faire comme lui. Si le pouvoir suprème est blâmé par Auguste, César fut un tyran, & son trépas fut juste; Et vous devez aux dieux compte de tout le sang Dont vous l'avez vengé pour monter à son rang. N'en craignez point, seigneur, les tristes destinées è Un plus puissant démon veille sur vos années. On a dix fois sur vous attenté sans effet, Et qui l'a voulu perdre, au même instant l'a sait.

D'un autre côté, Maxime qui est d'un avis contraire, parle ainsi à Auguste:

Rome est à vous, seigneur, l'empire est votre bien. Chacun en liberté peut disposer du sien. Il le peut, à son choix, garder ou s'en défaire; Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire, Et seriez devenu, pour avoit tout dompté, Esclave des grandeurs où vous étes monté. Possédez - les, seigneur, sans qu'elles vous possedent, Loin de vous captiver, souffrez qu'elles vous cedent, Et faites hautement connoître enfin à tous, Que tout ce qu'elles ont est au - dessous de vous. Votre Rome autrefois vous donna la naissance, Vous lui voulez donner votre toute - puissance; Et Cinna vous impute à crime capital, La libéralité vers le pays natal! Il appelle remors l'amour de la patrie! Par la haute vertu, la gloire est donc stétrie, Et ce n'est qu'un objet digne de nos mépris, Si de ses pleins effets l'infamie est le prix? Je veux bien avouer qu'une action si belle Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d'ellè. Mais commet - on un crime indigne de pardon, Quand la reconnoissance est au dessus da don? Suivez, suivez, seigneur, le ciel qui vous inspire. Votre gloire redouble à mèpriser l'empire, Et vous serez fameux chez la postérité, Moins pour l'avoir acquis, que pour l'avoir quittè. Le bonheur peut conduire à la grandeur suprème. Mais pour y renoncer, il faut la vertu même, Et peu de généreux vont jusqu'à dédaigner. Après un sceptre acquis, la douceur de regner.

On ne peut nier que ces deux discours ne soient remplis de noblesse, de grandeur & d'eloquence, mais il n'y a point de sublime. Les sentimens nobles qu'ils étalent ne sont que des réflexions de l'esprit, & non pas des mouvemens actuels du coeur, qui transportent l'ame avec l'émotion héroique du sublime.

Cependant pour rendre encore plus sensible la différence du grand & du sublime, j'alléguerai deux exemples, où l'un & l'autre se trouvent ensemble dans le même discours. La même tragédie de Cinna me fournira le premier exemple, & celle de Sertorius le second.

Dans la tragédie de Cinna, Maxime, qui vouloit fuir le danger, ayant témoigné de l'amour à Emilie, qu'il tâche d'engager à suir avec lui; elle lui parle ainsi:

Quoi, tu m'oses aimer, & tu n'oses mourir! Tu prétends un peu trop; mais quoi que tu prétendes, Rends - toi digne du - moins de ce que tu demandes. Cesse de fuir en lâche un glorieux trépas, Ou de m'offrir un coeur que tu fais voir si bas. Fais que je porte envie à ta vertu parfaite,

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