ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"465"> propre cause: tant il est vrai que ceux qui censurent le plus dédaigneusement les pensées des autres, sont fort indulgens envers eux - mêmes. Il se moquoit sans doute du mystère de la Trinité, & il admiroit qu'une infinité de gens osassent parler d'une nature formée de trois hypostases, lui, qui à proprement parler, donne à la nature divine autant de personnes qu'il y a de gens sur la terre; il regardoit comme des sous ceux qui admettant la transubstantiation, disent qu'un homme peut être tout - à - la - fois en plusieurs lieux, vivre à Paris, être mort à Rome, &c. lui qui soutient que la substance étendue, unique, & indivisible, est tout à - la - fois par - tout, ici froide, ailleurs chaude, ici triste, ailleurs gaie, &c.

S'il y a quelque chose de certain & d'incontestable dans les connoissances humaines, c'est cette proposition - ci: on ne peut affirmer véritablement d'un même sujet, aux mêmes égards, & en même tems, deux termes qui sont opposés; par exemple, on ne peut pas dire sans mentir, Pierre se porte bien, Pierre est fort malade. Les spinosistes ruinent cette idée, & la justifient de telle sorte, qu'on ne fait plus où ils pourront prendre le caractere de la vérité: car si de telles propositions étoient fausses, il n'y en a point qu'on pût garantir pour vraies. Montrons que cet axiome est tres - faux dans leur système, & posons d'abord pour maxime incontestable que tous les titres que l'on donne à ce sujet, pour signifier ou tout ce qu'il fait, ou tout ce qu'il souffre, conviennent proprement & physiquement à la substance, & non pas à ses accidens. Quand nous disons le fer est dur, le fer est pesant, il s'enfonce dans l'eau; nous ne prétendons point dire que sa dureté est dure, que sa pesanteur est pesante, &c. ce langage seroit très - impertinent; nous voulons dire que la substance étendue qui le compose, résiste, qu'elle pese, qu'elle descend sous l'eau. De même quand nous disons qu'un homme nie, affirme, se fâche, caresse, loue, &c. nous faisons tomber tous ces attributs sur la substance même de son ame, & non pas sur ses pensées, entant qu'elles sont des accidens ou des modifications. S'il étoit donc vrai, comme le prétend Spinosa, que les hommes fussent des modalités de Dieu, on parleroit faussement quand on diroit, Pierre nie ceci, il veut ceci, il veut cela, il affirme une telle chose: car réellement, selon ce système, c'est Dieu qui nie, qui veut, qui affirme, & par conséquent toutes les dénominations qui résultent de toutes les pensées des hommes, tombent proprement & physiquement sur la substance de Dieu: d'où il s'ensuit que Dieu hait & aime, nie & affirme les mêmes choses, en même tems, & selon toutes les conditions requises, pour faire que la regle que nous avons rapportée touchant les termes opposés, soit fausse: car on ne sauroit nier que selon toutes ces conditions prises en toute rigueur, certains hommes n'aiment & n'affirment, ce que d'autres hommes haïssent & nient. Passons plus avant: les termes contradictoires vouloir, & ne vouloir pas, conviennent, selon toutes ces conditions, en même tems, à différens hommes; il faut donc que dans le système de Spinosa, ils conviennent à cette substance unique & indivisible qu'on nomme Dieu. C'est donc Dieu qui forme en même tems l'acte de vouloir, & qui ne le forme pas à l'égard d'un même objet. On vérifie donc de lui deux termes contradictoires, ce qui est le renversement des premiers principes de la métaphysique: un cercle quarré n'est pas plus une contradiction, qu'une substance qui aime & hait en même tems le même objet: voilà ce que c'est que la fausse délicatesse. Notre homme ne pouvoit souffrir les moindres obscurités, ni du péripatétisme, ni du judaïsme, ni du christianisme, & il embrassoit de tout son coeur une hypothèse qui allie ensemble deux termes aussi opposés que la figure quarrée & la cir<cb-> culaire, & qui fait qu'une infinité d'attributs discordans & incompatibles, & toute la varieté & l'antipathie des pensées du genre humain se certifient tout - à - la - fois, d'une seule & même substance très - simple & indivisible. On dit ordinairement, quot capita, tot sensus; mais selon Spinosa, tous les sentimens de tous les hommes sont dans une seule tête. Rapporter simplement de telles choses, c'est les réfuter.

4°. Mais si c'est physiquement parlant, une absurdité prodigieuse, qu'un sujet simple & unique soit modisié en même - tems par les pensées de tous les hommes, c'est une abomination exécrable quand on considere ceci du côté de la morale.

Quoi donc! l'être infini, l'être nécessaire, souverainement parfait, ne sera point serme, constant, & immuable? que dis - je, immuable? il ne sera pas un moment le même; ses pensées se succéderont les unes aux autrès, sans sin & sans cesse; la même bigarrure de passions & de sentimens ne se verra pas deux fois: celà est dur à digérer. Voici bien pis: cette mobilité continuelle gardera beaucoup d'uniformités en ce sens, que toujours pour une bonne pensée, l'être infini en aura mille de sortes, d'extravagantes, d'impures, d'abominables; il produira en lui - même toutes les solies, toutes les réveries, toutes les saletés, toutes les iniquités du genre humain; il en sera non - seulement la cause efficiente, mais aussi le sujet passif; il se joindra avec elles par l'union la plus intime que l'on puisse concevoir: car c'est une unson pénétrable, ou plutôt c'est une vraie identité, puisque le mode n'est point distinct réellement de la substance modisiée. Plusieurs grands philosophes ne pouvant comprendre qu'il soit compatible avec l'être souverainement bon, de souffrir que l'homme soit si méchant & si malheureux, ont supposé deux principes, l'un bon, & l'autre mauvais: & voici un philosophe qui trouve bon que Dieu soit bien lui - même & l'agent & le patient de tous les crimes, & de toutes les miseres de l'homme. Que les hommes se haissent les uns les autres, qu'ils s'entr'assassinent au coin d'un bois, qu'ils s'assemblent en corps d'armee pour s'entretuer, que les vainqueurs mangent quelquefois les vaincus: cela se comprend, parce qu'ils sont distincts les uns des autres; mais que les hommes, n'étant que la modification du même être, n'y ayant par conséquent que Dieu qui agisse, & le même Dieu en nombre, qui se modifie en ture, en se modifiant en hongrois, il y ait des guerres & des batailles; c'est ce qui surpasse tous les monstres & tous les déreglemens chimériques des plus folles têtes qu'on ait jamais enfermées dans les petites - maisons. Ainsi dans le système de Spinosa, tous ceux qui disent, les Allemands ont tué dix mille Turcs, parlent mal & faussement, à moins qu'ils n'entendent, Dieu modifié en Allemand, a tué Dieu modifié en dix mille Turcs; & ainsi toutes les phrases par lesquelles on exprime ce que font les hommes les uns contre les autres, n'ont point d'autre sens véritable que celui - ci, Dieu se hait lui - même, il se demande des graces à lui - même, & se les refuse, il se persécute, il se tue, il se mange, il se calomnie, il s'envoie sur l'échafaut. Cela seroit moins inconcevable, si Spinosa s'étoit représenté Dieu comme un assemblage de plusieurs parties distinctes; mais il l'a réduit à la plus parfaite simplicité, à l'unité de substance, à l'indivisibilité. II débite donc les plus infâmes & les plus furieuses extravagances, & infiniment plus ridicules que celles des poëtes touchant les dieux du paganisme.

5°. Encore deux objections. Il y a eu des philosophes assez impies pour nier qu'il y eût un Dieu, mais ils n'ont point poussé leur extravagance jusqu'à dire, que s'il existoit, il ne seroit point une nature parfaitement heureuse. Les plus grands Sceptiques de l'antiquité ont dit que tous les hommes ont une [p. 466] idée de Dieu, selon laquelle il est une nature vivante, heureuse, incorruptible, parfaite dans la félicité, & nullement susceptible de maux C'étoit sans doute une extravagance qui tenoit de la folie, que de ne pas réunir dans sa nature divine l'immortalité & le bonheur. Plutarque réfute très - bien cette absurdité des Stoïques: mais quelque folle que fût cette rêverie des Stoïciens, elle n'ôtoit point aux dieux leur bonheur pendant la vie. Les Spinosistes sont peut - être les seuls qui aient réduit la divinité à la misere. Or, quelle misere? Quelquefois si grande, qu'il se jette dans le desespoir, & qu'il s'anéantiroit s'il le pouvoit; il y tâche, il s'ôte tout ce qu'il peut s'ôter; il se pend, il se précipite ne pouvant plus supporter la tristesse affreuse qui le dévore. Ce ne sont point ici des déclamations, c'est un langage exact & philosophique; car si l'homme n'est qu'une modification, il ne fait rien: ce seroit une phrase impertinente, boufonne, burlesque que de dire, la joie est gaie, la tristesse est triste. C'est une semblable phrase dans le système de Spinosa que d'affirmer, l'homme pense, l'homme s'afflige, l'homme se pend, &c. Toutes ces propositions doivent être dites de la substance dont l'homme n'est que le mode. Comment a t - on pu s'imaginer qu'une nature indépendante qui existe par elle - même & qui possede des perfections infinies, soit sujette à tous les malheurs du genre humain? Si quelqu'autre nature la contraignoit à se donner du chagrin, à sentir de la douleur, on ne trouveroit pas si étrange qu'elle employât son activité à se rendre malheureuse; on diroit, il faut bien qu'elle obéisse à une force majeure: c'est apparemment pour éviter un plus grand mal, qu'elle se donne la gravelle, la colique, la fievre chaude, la rage. Mais elle est seule dans l'univers, rien ne lui commande, rien ne l'exhorte, rien ne la prie. C'est sa propre nature, dit Spinosa, qui la porte à se donner elle - même en certaines circonstances un grand chagrin, & une douleur très - vive. Mais, lui répondrai - je, ne trouvez - vous pas quelque chose de monstrueux & d'inconcevable dans une telle fatalité?

Les raisons très - fortes qui combattent la doctrine que nos ames sont une portion de Dieu, ont encore plus de solidité contre Spinosa. On objecte à Pythagoras dans un ouvrage de Cicéron, qu'il résulte de cette doctrine trois faussetés évidentes; 1°. que la nature divine seroit déchirée en pieces; 2°. qu'elle seroit malheureuse autant de fois que les hommes; 3°. que l'esprit humain n'ignoreroit aucune chose, puisqu'il seroit Dieu.

6°. Je voudrois savoir à qui il en veut, quand il rejette certaines doctrines, & qu'il en propose d'autres. Veut - il apprendre des vérités? Veut - il réfuter des erreurs? Mais est - il en droit de dire qu'il y a des erreurs? Les pensées des philosophes ordinaires, celles des juifs, celles des chrétiens ne sont - elles pas des modes de l'être infini, aussi - bien que celles de son éthique? Ne sont - elles pas des réalités aussi nécessaires à la perfection de l'univers que toutes les spéculations? N'émanent - elles pas de la cause nécessaire? Comment donc ose - t - il prétendre qu'il y a là quelque chose à rectifier? En second lieu, ne prétend - il pas que la nature dont elles sont les modalités, agit nécessairement, qu'elle va toujours son grand chemin, qu'elle ne peut ni se détourner, ni s'arrêter, ni qu'étant unique dans l'univers, aucune cause extérieure ne l'arrêtera jamais, ni le redressera? Il n'y a donc rien de plus inutile que les leçons de ce philosophe? C'est bien à lui qui n'est qu'une modification de substance à prescrire à l'Etre infini, ce qu'il faut faire. Cet être l'entendra - t - il? Et s'il l'entendoit, pourroit - il en profiter? N'agit - il pas toujours selon toute l'étendue de ses forces, sans savoir ni où il va, ni ce qu'il fait? Un homme, comme Spinosa, se tiendroit en repos, s'il raisonnoit bien. S'il est possible qu'un tel dogme s'établisse, diroit - il, la nécessité de la nature l'établira sans mon ouvrage; s'il n'est pas possible, tous mes écrits n'y feront rien.

Le système de Spinosa choque si visiblement la raison, que ses plus grands admirateurs reconnoissent que s'il avoit enseigné les dogmes dont on l'accuse, il seroit digne d'exécration; mais ils prétendent qu'on ne l'a pas entendu. Leurs apologies, loin de le disculper, font voir clairement que les adversaires de Spinosa l'ont tellement confondu & abysmé, qu'il ne leur reste d'autre moyen de leur répliquer que celui dont les Jansénistes se sont servis contre les Jésuites, qui est de dire que son sentiment n'est pas tel qu'on le suppose: voilà à quoi se réduisent ses apologistes. Asin donc qu'on voie que personne ne sauroit disputer à ses adversaires l'honneur du triomphe, il suffit de considérer qu'il a enseigné effectivement ce qu'on lui impute, & qu'il s'est contredit grossierement & n'a su ce qu'il vouloit. On lui fait un crime d'avoir dit que tous les êtres particuliers sont des modifications de Dieu. Il est manifeste que c'est sa doctrine, puisque sa proposition 14e est celle - ci, proeter Deum nulla dari neque concipi potest substantia, & qu'il assûre dans la 15e, quidquid est, in Deo est, & nihil sine Deo neque esse neque concipi potest. Ce qu'il prouve par la raison que tout est mode ou substance, & que les modes ne peuvent exister ni être conçus sans la substance. Quand donc un apologiste de Spinosa parle de cette maniere, s'il étoit vrai que Spinosa eût enseigné que tous les êtres particuliers sont des modes de la substance divine, la victoire de ses adversaires seroit complette, & je ne voudrois pas la leur contester, je ne leur conteste que le fait, je ne crois pas que la doctrine qu'ils ont réfutée soit dans son livre. Quand, dis - je, un apologiste parle de la sorte, que lui manque - t - il? qu'un aveu formel de la défaite de son héros; car evidemment le dogme en question est dans la morale de Spinosa.

Il ne faut pas oublier que cet impie n'a point méconnu les dépendances inévitables de son système, car il s'est moqué de l'apparition des esprits, & il n'y a point de philosophie qui ait moins droit de la nier: il doit reconnoître que tout pense dans la nature, & que l'homme n'est point la plus éclairée & la plus intelligente modification de l'univers: il doit donc admettre des démons. Quand on suppose qu'un esprit souverainement parfait a tiré les créatures du sein du néant, sans y être déterminé par sa nature, mais par un choix libre de son bon plaisir, on peut nier qu'il y ait des anges. Si vous demandez pourquoi un tel créateur n'a point produit d'autres esprits que l'ame de l'homme, on vous répondra, tel a été son bon plaisir, stat pro ratione voluntas: vous ne pourrez opposer rien de raisonnable à cette réponse, à - moins que vous ne prouviez le fait, c'est - à - dire qu'il y a des anges. Mais quand on suppose que le Créateur n'a point agi librement, & qu'il a épuisé sans choix ni regle toute l'étendue de sa puissance, & que d'ailleurs la pensée est l'un de ses attributs, on est ridicule si l'on soutient qu'il n'y a pas des démons. On doit croire que la pensée du Créateur s'est modifiée non - seulement dans le corps des hommes, mais aussi par tout l'univers, & qu'outre les animaux que nous connoissons, il y en a une infinité que nous ne connoissons pas, & qui nous surpassent en lumieres & en malice, autant que nous surpassons, à cet égard, les chiens & les boeufs. Car ce seroit la chose du monde la moins raisonnable que d'aller s'imaginer que l'esprit de l'homme est la modification la plus parfaite qu'un Etre infini, agissant selon toute l'étendue de ses forces, a pu produire. Nous ne concevons nulle liaison naturelle entre l'entendement & le cer<pb->

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