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Le pyrrhonien, François la Mote le Vayer, naquit à Paris en 1586; c'est le Plutarque françois. Il avoit beaucoup lu & beaucoup réfléchi. Il est sceptique dans son Horatius Tuberon, cynique dans son Hexameron rustique. Libre dans ses écrits & sévere dans ses moeurs, c'est un des exemples à objecter à ceux qui se hâtent de juger des actions des hommes par leurs discours.
Pierre - Daniel Huet marcha sur les traces de la Mote le Vayer, & se montra parmi nous un très hardi contempteur de la raison.
Huet naquit à Caën en 1630, ce fut un des hommes les plus savans que nous ayons eu; les Lettres, la Philosophie, les Mathématiques, l'Astronomie, la Poésie, les langues hébraïque, grecque & latine, l'érudition, toutes les connoissances lui furent presque également familieres. Il eut les liaisons les plus étroites avec la plûpart des grands hommes de son siecle, Petau, Labbe, Cossart, Bochard, Vavassor, & Rapin. Il inclina de bonne heure au scepticisme, prenant la force de son esprit qu'il trouvoit souvent au - dessous des difficultés des questions, pour la mesure de l'étendue de l'esprit humain; ce en quoi il y avoit bien peu d'hommes à qui il faisoit injustice, il en concluoit au dedans de lui - même, que nous ne sommes pas destinés à connoître la vérité. De jour en jour ce préjugé secret se fortifioit en lui, & il ne connut peut - être qu'il étoit sceptique, qu'au moment où il écrivit son ouvrage de la foiblesse de l'entendement humain. On arrive au Pyrrhonisme par deux voies tout - à fait opposées, ou parce qu'on ne sait pas assez, ou parce qu'on sait trop. Huet suivit la derniere, & ce n'est pas la plus commune.
Mais parmi les sectateurs du Pyrrhonisme, nous avons oublié Michel de Montagne, l'auteur de ces essais qui seront lus tant qu'il y aura des hommes qui aimeront la vérité, la force, la simplicité. L'ouvrage de Montagne est la pierre de touche d'un bon esprit. Prononcez de celui à qui cette lecture déplaît, qu'il a quelque vice de coeur ou d'entendement; il n'y a presqu'aucune question que cet auteur n'ait agitée pour & contre, & toujours avec le même air de persuasion. Les contradictions de son ouvrage, sont l'image fidelle des contradictions de l'entendement humain. Il suit sans art l'enchaînement de ses idées; il lui importe fort peu d'où il parte, comment il aille, ni où il aboutisse. La chose qu'il dit, c'est celle qui l'affecte dans le moment. Il n'est ni plus lié, ni plus décousu en écrivant, qu'en pensant ou en rêvant. Or il est impossible que l'homme qui pense ou qui rêve, soit tout - à - fait décousu. Il faudroit qu'un effet pût cesser sans cause, & qu'un autre effet pût commencer subitement & de lui - même. Il y a une liaison nécessaire entre les deux pensées les plus disparates; cette liaison est, ou dans la sensation, ou dans les mots, ou dans la mémoire, ou au dedans,
Bayle naquit dans l'année 1647. La nature lui donna l'imagination, la force, la subtilité, la mémoire, & l'éducation, tout ce qui peut contribuer à faire sortir les qualités naturelles. Il apprit les langues grecque & latine; il se livra de bonne heure & presque sans relâche à toutes sortes de lectures & d'etudes. Plutarque & Montagne furent ses auteurs favoris. Ce fut - là qu'il prit ce germe de Pyrrhonisme, qui se développa dans la suite en lui d'une maniere si surprenante. Il s'occupa de la dialectique avant vingt ans. Il étoit bien jeune encore, lorsqu'il sit connoissance avec un ecclésiastique, qui profitant des incertitudes dans lesquelles il flottoit, lui prêcha la nécessité de s'en rapporter à quelque autorité qui nous décidât, & le détermina à abjurer publiquement la religion qu'il avoit reçue de ses parens. A peine eut - il fait ce pas, que l'esprit de prosehtisme s'empara de lui. Bayle qui s'est tant déchaîné contre les convertisseurs, le devint; & il ne tint pas à lui qu'il n'inspirât à ses freres, à ses parens & à ses amis, les sentimens qu'il avoit adoptés. Mais son frere, qui n'etoit pas un homme sans mérite, & qui exerçoit les fonctions de ministre parmi les réformés, le ramena au culte de sa famille. Le Catholicisme n'eut point à s'affliger, ni le Protestantisme à se glorisier de ceretour. Bayle ne tarda pas à connoître la vanité de la plûpart des lystemes religieux, & à les attaquer tous, sous prétexte de défendre celui qu'il avoit embrassé. Le séjour de la France l'eût exposé aux persécutions, il se retira à Genève. Ce fut - là, que passant d'une premiere abjuration à une seconde, il quitta l'Aristotélisme pour le Cartésianisme, mais avec aussi peu d'attachement à l'une de ces doctrines, qu'à l'autre; car on le vit dans la suite, opposer les sentimens des Philosophes les uns aux autres, & s'en jouer également. Nous ne pouvons nous empêcher de regretter ici le tems qu'il perdit à deux éducations dont il se chargea successivement. Celui qu'il passa à professer la Philosophie à Sedan, ne fut guere mieux employé. Ce fut dans ces circonstances que Poiret publia son ouvrage sur Dieu, sur l'ame & sur le mal. Bayle proposa ses difficultés à l'auteur; celui - ci répondit, & cette controverse empoisonna la vie de l'un & de l'autre. Bayle traduisit Poiret comme un fou, & Poiret, Bayle comme un athée; mais on est fou & non athée impunément. Poiret aimoit la Bourignon; Bayle disoit que la Bourignon étoit une mauvaise cervelle de femme troublée; & Poiret, que Bayle étoit un fauteur secret du Spinosisme. Poiret soupçonnoit Bayle d'avoir excité la sévérité des magistrats contre la Bourignon, & il se vengeoit par une accusation qui [p. 613]
Bayle eut peu d'égaux dans l'art de raisonner, peut etre point de supérieur. Personne ne sut saisir plus subtilement le foible d'un système, personne n'en sut faire valoir plus fortement les avantages; redoutable quand il prouve, plus redoutable encore quand il objecte: doué d'une imagination gale & feconde, en même tems qu'il prouve, il amuse, il peint, il séduit. Quoiqu'il entasse doute sur doute, il marche toujours avec ordre: c'est un polipe vivant qui se divise en autant de polipes qui vivent tous; il les engendre les uns des autres. Quelle que soit la these qu'il ait à prouver, tout vient à son secours, l'histoire, l'érudition, la philosophie. S'il a la vérité pour lui, on ne lui résiste pas; s'il parle en faveur du mensonge, il prend sous sa plume toutes les couleurs de la vérité: impartial ou non, il le paroit toujours; on ne voit jamais l'auteur, mais la chose.
Quoi qu'on dise de l'homme de lettres, on n'a rien à reprocher à l'homme. Il eut l'esprit droit & le coeur honnête; il fut officieux, sobre, laborieux, sans ambition, sans orgueil, ami du vrai, juste, même envers ses ennémis, tolérant, peu dévot, peu crédule, on ne peut moins dogmatique, gai, plaisant, conséquemment peu scrupuleux dans ses récits, menteur comme tous les gens d'esprit, qui ne balancent guere à supprimer ou à ajouter une circonstance légere à un fait, lorsqu'il en devient plus comique ou plus intéressant, souvent ordurier. On dit que Jurieu ne commença à être si mal avec lui, qu'après s'être apperçu qu'il étoit trop bien avec sa femme: mais c'est une fable qu'on peut sans injustice croire ou ne pas croire de Bayle qui s'est complu à en accréditer un grand nombre de pareilles. Je ne pense pas qu'il ait jamais attaché grand prix à la continence, à la pudeur, à la fidélité conjugale, & à d'autres vertus de cette classe; sans quoi il eût été plus réservé dans ses jugemens. On a dit de ses ecrits, quamdiu vigebunt, lis erit; & nous finirons son histoire par ce trait.
Il suit de ce qui précede que les premiers sceptiques ne s'éleverent contre la raison que pour mortifier l'orgueil des dogmatiques; qu'entre les sceptiques modernes, les uns ont cherché à décrier la philosophie, pour donner de l'autorité à la révélation; les autres, pour l'attaquer plus sûrement, en ruinant la solidité de la base sur laquelle il faut l'établir, & qu'entre les sceptiques anciens & modernes, il y en a quelques - uns qui ont douté de bonne foi, parce qu'ils n'appercevoient dans la plûpart des questions que des motifs d'incertitude.
Pour nous, nous conclurons que tout étant lié dans la nature, il n'y a rien, à proprement parler, dont l'homme ait une connoissance parfaite, absolue, complette, pas même des axiomes les plus évidens, parce qu'il faudroit qu'il eût la connoissance de tout.
Tout étant lié, s'il ne connoit pas tout, il faudra nécessairement que de discussions en discussions, il arrive à quelque chose d'inconnu: donc en remontant de ce point inconnu, on sera fondé à conclure contre lui ou l'ignorance, ou l'obscurité, ou l'incertitude du point qui précede, & de celui qui précede celui - ci, & ainsi jusqu'au principe le plus évident.
Il y a donc une sorte de sobriété dans l'usage de
la raison, à laquelle il faut s'assujettir, ou se résoudre
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