ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"612"> peut aller. Il n'y a pour lui aucun axiome de Philosophie qui soit infaillible. Il oppose la Philosophie à la Théologie, la révélation à la raison, la création à l'axiome ex nihilo nihil fit; l'Eucharistie à l'axiome il est impossible qu'un même corps soit en plusieurs lieux à la fois; la Trinité à l'axiome que un & un sont deux, & deux & un font trois. Selon lui les apôtres qui ont vécu avec Jesus - Christ, qui l'ont vû, qui l'ont entendu, qui l'ont touché, avec qui ils ont mangé, ne sont sûrs de ces faits que par la foi, & non par le témoignage de leurs sens qui a pû les tromper. Il rapporte tout à l'infaillibilité de l'Eglise: le bon homme ne s'apperçoit pas que cette proposition, l'Eglise est infaillible, ne peut jamais acquérir l'évidence qu'il refuse à celle - ci; il est impossible qu'une chose soit & ne soit pas en même tems; le tout est plus grand que sa partie, & autres qu'il combat de bonne foi.

Le pyrrhonien, François la Mote le Vayer, naquit à Paris en 1586; c'est le Plutarque françois. Il avoit beaucoup lu & beaucoup réfléchi. Il est sceptique dans son Horatius Tuberon, cynique dans son Hexameron rustique. Libre dans ses écrits & sévere dans ses moeurs, c'est un des exemples à objecter à ceux qui se hâtent de juger des actions des hommes par leurs discours.

Pierre - Daniel Huet marcha sur les traces de la Mote le Vayer, & se montra parmi nous un très hardi contempteur de la raison.

Huet naquit à Caën en 1630, ce fut un des hommes les plus savans que nous ayons eu; les Lettres, la Philosophie, les Mathématiques, l'Astronomie, la Poésie, les langues hébraïque, grecque & latine, l'érudition, toutes les connoissances lui furent presque également familieres. Il eut les liaisons les plus étroites avec la plûpart des grands hommes de son siecle, Petau, Labbe, Cossart, Bochard, Vavassor, & Rapin. Il inclina de bonne heure au scepticisme, prenant la force de son esprit qu'il trouvoit souvent au - dessous des difficultés des questions, pour la mesure de l'étendue de l'esprit humain; ce en quoi il y avoit bien peu d'hommes à qui il faisoit injustice, il en concluoit au dedans de lui - même, que nous ne sommes pas destinés à connoître la vérité. De jour en jour ce préjugé secret se fortifioit en lui, & il ne connut peut - être qu'il étoit sceptique, qu'au moment où il écrivit son ouvrage de la foiblesse de l'entendement humain. On arrive au Pyrrhonisme par deux voies tout - à fait opposées, ou parce qu'on ne sait pas assez, ou parce qu'on sait trop. Huet suivit la derniere, & ce n'est pas la plus commune.

Mais parmi les sectateurs du Pyrrhonisme, nous avons oublié Michel de Montagne, l'auteur de ces essais qui seront lus tant qu'il y aura des hommes qui aimeront la vérité, la force, la simplicité. L'ouvrage de Montagne est la pierre de touche d'un bon esprit. Prononcez de celui à qui cette lecture déplaît, qu'il a quelque vice de coeur ou d'entendement; il n'y a presqu'aucune question que cet auteur n'ait agitée pour & contre, & toujours avec le même air de persuasion. Les contradictions de son ouvrage, sont l'image fidelle des contradictions de l'entendement humain. Il suit sans art l'enchaînement de ses idées; il lui importe fort peu d'où il parte, comment il aille, ni où il aboutisse. La chose qu'il dit, c'est celle qui l'affecte dans le moment. Il n'est ni plus lié, ni plus décousu en écrivant, qu'en pensant ou en rêvant. Or il est impossible que l'homme qui pense ou qui rêve, soit tout - à - fait décousu. Il faudroit qu'un effet pût cesser sans cause, & qu'un autre effet pût commencer subitement & de lui - même. Il y a une liaison nécessaire entre les deux pensées les plus disparates; cette liaison est, ou dans la sensation, ou dans les mots, ou dans la mémoire, ou au dedans, ou an dehors de l'homme. C'est une regle à laquelle les fous mêmes sont assujettis dans leur plus grand désordre de raison. Si nous avions l'histoire complette de tout ce qui se passe en eux, nous verrions que tout y tient, ainsi que dans l'homme le plus sage & le plus sensé. Quoique rien ne soit si varié que la suite des objets qui se présentent à notre Philosophe, & qu'ils semblent amenés par le hasard, cependant ils se touchent tous d'une ou d'autre maniere; & quoiqu'il y ait bien loin de la matiere des coches publics, à la harangue que les Mexiquains firent aux Européens, quand ils mirent le pié pour la premiere fois dans le nouveau monde, cependant on arrive de Bordeaux à Cusco sans interruption; mais à la vérité, par de bien longs détours. Chemin faisant, il se montre sous toutes sortes de faces, tantôt bon, tantôt dépravé, tantôt compatissant, tantôt vain, tantôt incrédule, tantôt supersticieux. Apres avoir écrit avec force contre la vérité des miracles, il fera l'apologie des augures; mais quelque chose qu'il dise, il intéresse & il instruit. Mais le Scepticisme n'eut ni chez les anciens, ni chez les modernes, aucun athlete plus redoutable que Bayle.

Bayle naquit dans l'année 1647. La nature lui donna l'imagination, la force, la subtilité, la mémoire, & l'éducation, tout ce qui peut contribuer à faire sortir les qualités naturelles. Il apprit les langues grecque & latine; il se livra de bonne heure & presque sans relâche à toutes sortes de lectures & d'etudes. Plutarque & Montagne furent ses auteurs favoris. Ce fut - là qu'il prit ce germe de Pyrrhonisme, qui se développa dans la suite en lui d'une maniere si surprenante. Il s'occupa de la dialectique avant vingt ans. Il étoit bien jeune encore, lorsqu'il sit connoissance avec un ecclésiastique, qui profitant des incertitudes dans lesquelles il flottoit, lui prêcha la nécessité de s'en rapporter à quelque autorité qui nous décidât, & le détermina à abjurer publiquement la religion qu'il avoit reçue de ses parens. A peine eut - il fait ce pas, que l'esprit de prosehtisme s'empara de lui. Bayle qui s'est tant déchaîné contre les convertisseurs, le devint; & il ne tint pas à lui qu'il n'inspirât à ses freres, à ses parens & à ses amis, les sentimens qu'il avoit adoptés. Mais son frere, qui n'etoit pas un homme sans mérite, & qui exerçoit les fonctions de ministre parmi les réformés, le ramena au culte de sa famille. Le Catholicisme n'eut point à s'affliger, ni le Protestantisme à se glorisier de ceretour. Bayle ne tarda pas à connoître la vanité de la plûpart des lystemes religieux, & à les attaquer tous, sous prétexte de défendre celui qu'il avoit embrassé. Le séjour de la France l'eût exposé aux persécutions, il se retira à Genève. Ce fut - là, que passant d'une premiere abjuration à une seconde, il quitta l'Aristotélisme pour le Cartésianisme, mais avec aussi peu d'attachement à l'une de ces doctrines, qu'à l'autre; car on le vit dans la suite, opposer les sentimens des Philosophes les uns aux autres, & s'en jouer également. Nous ne pouvons nous empêcher de regretter ici le tems qu'il perdit à deux éducations dont il se chargea successivement. Celui qu'il passa à professer la Philosophie à Sedan, ne fut guere mieux employé. Ce fut dans ces circonstances que Poiret publia son ouvrage sur Dieu, sur l'ame & sur le mal. Bayle proposa ses difficultés à l'auteur; celui - ci répondit, & cette controverse empoisonna la vie de l'un & de l'autre. Bayle traduisit Poiret comme un fou, & Poiret, Bayle comme un athée; mais on est fou & non athée impunément. Poiret aimoit la Bourignon; Bayle disoit que la Bourignon étoit une mauvaise cervelle de femme troublée; & Poiret, que Bayle étoit un fauteur secret du Spinosisme. Poiret soupçonnoit Bayle d'avoir excité la sévérité des magistrats contre la Bourignon, & il se vengeoit par une accusation qui [p. 613] compromettoit à leurs yeux son adversaire d'une maniere beaucoup plus dangereuse. La Bourignon eût peut - être été ensermée, mais Bayle eût été brûlé. Le principe de Descartes qui constitue l'essence du corps dans l'étendue, l'engagea dans une autre dispute. En 1681, parut cette comete fameuse par sa grandeur, & plus peut - être encore par les pensées de Bayle, ouvrage où à l'occasion de ce phénomene, & des terreurs populaires dont il étoit accompagné, notre philosophe agite les questions les plus importantes, sur les miracles, sur la nature de Dieu, sur la superstition. Il s'occupa ensuite à l'examen de l'histoire du Calvinisme, que Mainbourg avoit publiée. Mainbourg même louoit son ouvrage. Le grand Condé ne dédaigna pas de le lire; tout le monde le dévoroit & le gouvernement le faisoit brûler. Il commença en 1684 sa république de Lettres. Engagé par ce genre de travail à lire toutes sortes d'ouvrages, à approfondir les matieres les plus disparates, à discuter des questions de Mathématiques, de Philosophie, de Physique, de Théologie, de Jurisprudence, d'histoire; quel champ pour un pyrrhonien! Le theosophe Malbranche parut alors sur la scene. Entre un grand nombre d'opinions qui lui étoient particulieres, il avoit avancé que toute volupté étoit bonne. Arnaud crut voir dans cette maxime le renver sement de la morale, & l'attaqua. Bayle intervint dans cette querelle, expliqua les termes, & disculpa Malbranche de l'accusation d'Arnaud. Il lui étoit déja échappé dans quelques autres écrits, des principes favorables à la tolérance: il s'expliqua nettement sur ce sujet important, dans son commentaire philosophique. Cet ouvrage parut par parties. Il plut d'abord également à tous les partis; il mécontenta ensuite les Catholiques, & continua de plaire aux Réformés; puis il mécontenta également les uns & les autres, & ne conserva d'approbateurs constans, que les Philosophes: cet ouvrage est un chef d'oeuvre d'éloquence. Nous ne pouvons cependant dissimuler qu'il avoit été précédé d'une brochure, intitulée, Junii Bruti, poloni, vindicioe pro libertate religionis, qui contient en abregétout ce que Bayle a dit. Si Bayle n'est pas l'auteur de ce discours anonyme, sa gloire se réduit à en avoir fait un commentaire excellent. Il y avoit longtems que le ministre Jurieu étoit jaloux de la réputation de Bayle. Il croyoit avoir des raisons particulieres de s'en plaindre. Il regardoit ses principes sur la tolérance, comme propres à inspirer l'indifférence en fait de religion. Il étoit dévoré d'une haine secrette, lorsque l'avis important aux réfugiés sur leur retour prochain en France, ouvrage écrit avec finesse, où l'on excusoit les vexations que la cour de France avoit ordonnées contre les Protestans, & où la conduite de ces transsuges n'étoit pas montrée sous un coup d'oeil bien favorable, excita dans toutes les églises réformées le plus grand scandale. On chercha à en découvrir l'auteur. On l'attribue aujourd'hui à Pelisson. Jurieu persuada à tout le monde qu'il étoit de Bayle, & cette imputation pensa le perdre. Bayle avoit formé depuis long tems le plan de son dictionnaire historique & critique. Les disputes dans lesquelles il avoit misérablement vêcu, commençant à s'appaiser, il s'en occupa nuit & jour, & il en publia le premier volume en 1697. On connoissoit son esprit, ses talens, sa dialectique, on connut alors l'immensité de son érudition, & son penchant décidé au Pyrrhonisme. En effet, quelles sont les questions de Politique, de Littérature, de Critique, de Philosophie ancienne & moderne, de Théologie, d'Histoire, de Logique & de Morale, qui n'y soient examinées pour & contre? C'est - là qu'on le voit semblable au Jupiter d'Homere qui assemble les nuages; au milieu de ces nuages on erre étonné & désespéré. Tout ce que Sextus Empiricus & Huet disent contre la raison, l'un dans ses hypothiposes, l'autre dans son traité de la foiblesse de l'entendement humain, ne vaut pas un article choisi du dictionnaire de Bayle. On y apprend bien mieux à ignorer ce que l'on croit savoir. Les ouvrages dont nous venons de rendre compte, ne sont pas les seuls que cet homme surprenant ait écrit; & cependant il n'a vêcu que cinquanteneut ans: il mourut en Janvier 1706.

Bayle eut peu d'égaux dans l'art de raisonner, peut etre point de supérieur. Personne ne sut saisir plus subtilement le foible d'un système, personne n'en sut faire valoir plus fortement les avantages; redoutable quand il prouve, plus redoutable encore quand il objecte: doué d'une imagination gale & feconde, en même tems qu'il prouve, il amuse, il peint, il séduit. Quoiqu'il entasse doute sur doute, il marche toujours avec ordre: c'est un polipe vivant qui se divise en autant de polipes qui vivent tous; il les engendre les uns des autres. Quelle que soit la these qu'il ait à prouver, tout vient à son secours, l'histoire, l'érudition, la philosophie. S'il a la vérité pour lui, on ne lui résiste pas; s'il parle en faveur du mensonge, il prend sous sa plume toutes les couleurs de la vérité: impartial ou non, il le paroit toujours; on ne voit jamais l'auteur, mais la chose.

Quoi qu'on dise de l'homme de lettres, on n'a rien à reprocher à l'homme. Il eut l'esprit droit & le coeur honnête; il fut officieux, sobre, laborieux, sans ambition, sans orgueil, ami du vrai, juste, même envers ses ennémis, tolérant, peu dévot, peu crédule, on ne peut moins dogmatique, gai, plaisant, conséquemment peu scrupuleux dans ses récits, menteur comme tous les gens d'esprit, qui ne balancent guere à supprimer ou à ajouter une circonstance légere à un fait, lorsqu'il en devient plus comique ou plus intéressant, souvent ordurier. On dit que Jurieu ne commença à être si mal avec lui, qu'après s'être apperçu qu'il étoit trop bien avec sa femme: mais c'est une fable qu'on peut sans injustice croire ou ne pas croire de Bayle qui s'est complu à en accréditer un grand nombre de pareilles. Je ne pense pas qu'il ait jamais attaché grand prix à la continence, à la pudeur, à la fidélité conjugale, & à d'autres vertus de cette classe; sans quoi il eût été plus réservé dans ses jugemens. On a dit de ses ecrits, quamdiu vigebunt, lis erit; & nous finirons son histoire par ce trait.

Il suit de ce qui précede que les premiers sceptiques ne s'éleverent contre la raison que pour mortifier l'orgueil des dogmatiques; qu'entre les sceptiques modernes, les uns ont cherché à décrier la philosophie, pour donner de l'autorité à la révélation; les autres, pour l'attaquer plus sûrement, en ruinant la solidité de la base sur laquelle il faut l'établir, & qu'entre les sceptiques anciens & modernes, il y en a quelques - uns qui ont douté de bonne foi, parce qu'ils n'appercevoient dans la plûpart des questions que des motifs d'incertitude.

Pour nous, nous conclurons que tout étant lié dans la nature, il n'y a rien, à proprement parler, dont l'homme ait une connoissance parfaite, absolue, complette, pas même des axiomes les plus évidens, parce qu'il faudroit qu'il eût la connoissance de tout.

Tout étant lié, s'il ne connoit pas tout, il faudra nécessairement que de discussions en discussions, il arrive à quelque chose d'inconnu: donc en remontant de ce point inconnu, on sera fondé à conclure contre lui ou l'ignorance, ou l'obscurité, ou l'incertitude du point qui précede, & de celui qui précede celui - ci, & ainsi jusqu'au principe le plus évident.

Il y a donc une sorte de sobriété dans l'usage de la raison, à laquelle il faut s'assujettir, ou se résoudre

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