ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"xxj"> que l'approbation des autres fait taire pour quelques instans, mais qu'elle ne parvient jamais à corrompre. On ne doit donc pas s'étonner que les Savans dont nous parlons missent tant de gloire à joüir d'une Science hérissée, souvent ridicule, & quelquefois barbare.

Il est vrai que notre siecle qui se croit destiné à changer les lois en tout genre, & à faire justice, ne pense pas fort avantageusement de ces hommes autrefois si célebres. C'est une espece de mérite aujourd'hui que d'en faire peu de cas; & c'est même un mérite que bien des gens se contentent d'avoir. Il semble que par le mépris que l'on a pour ces Savans, on cherche à les punir de l'estime outrée qu'ils faisoient d'eux - mêmes, ou du suffrage peu éclairé de leurs contemporains, & qu'en foulant aux piés ces idoles, on veuille en faire oublier jusqu'aux noms. Mais tout excès est injuste. Joüissons plûtôt avec reconnoissance du travail de ces hommes laborieux. Pour nous mettre à portée d'extraire des Ouvrages des Anciens tout ce qui pouvoit nous être utile, il a fallu qu'ils en tirassent aussi ce qui ne l'étoit pas: on ne sauroit tirer l'or d'une mine sans en faire sortir en même tems beaucoup de matieres viles ou moins précieuses; ils auroient fait comme nous la séparation, s'ils étoient venus plus tard. L'Erudition étoit donc nécessaire pour nous conduire aux Belles - Lettres.

En effet, il ne fallut pas se livrer long - tems à la lecture des Anciens, pour se convaincre que dans ces Ouvrages même où l'on ne cherchoit que des faits & des mots, il y avoit mieux à apprendre. On apperçut bientôt les beautés que leurs Auteurs y avoient répandues; car si les hommes, comme nous l'avons dit plus haut, ont besoin d'être avertis du vrai, en récompense ils n'ont besoin que de l'etre. L'admiration qu'on avoit eu jusqu'alors pour les Anciens ne pouvoit être plus vive: mais elle commença à devenir plus juste. Cependant elle étoit encore bien loin d'être raisonnable. On crut qu'on ne pouvoit les imiter, qu'en les copiant servilement, & qu'il n'étoit possible de bien dire que dans leur Langue. On ne pensoit pas que l'étude des mots est une espece d'inconvénient passager, nécessaire pour faciliter l'étude des choses, mais qu'elle devient un mal réel, quand elle la retarde; qu'ainsi on auroit dû se borner à se rendre familiers les Auteurs Grecs & Romains, pour prosier de ce qu'ils avoient pensé de meilleur; & que le travail auquel il falloit se livrer pour écrire dans leur Langue, étoit autant de perdu pour l'avancement de la raison. On ne voyoit pas d'ailleurs, que s'il y a dans les Anciens un grand nombre de beautés de style perdues pour nous, il doit y avoir aussi par la même raison bien des défauts qui échappent, & que l'on court risque de copier comme des beautés, qu'enfin tout ce qu'on pourroit espérer par l'usage servile de la Langue des Anciens, ce seroit de se faire un style bisarrement assorti d'une infinité de styles différens, très - correct & admirable même pour nos Modernes, mais que Cicéron ou Virgile auroient trouvé ridicule. C'est ainsi que nous ririons d'un Ouvrage écrit en notre Langue, & dans lequel l'Auteur auroit rassemblé des phrases de Bossuet, de la Fontaine, de la Bruyere, & de Racine, persuadé avec raison que chacun de ces Ecrivains en particulier est un excellent modele.

Ce préjugé des premiers Savans a produit dans le seizieme siecle une foule de Poëtes, d'Orateurs, & d'Historiens Latins, dont les Ouvrages, il faut l'avoüer, tirent trop souvent leur principal mérite d'une latinité dont nous ne pouvons guere juger. On peut en comparer quelques - uns aux harangues de la plûpart de nos Rhéteurs, qui vuides de choses, & semblables à des corps sans substance, n'auroient besoin que d'être mises en François pour n'être lûes de personne.

Les Gens de Lettres sont enfin revenus peu - à - peu de cette espece de manie. Il y a apparence qu'on doit leur changement, du moins en partie, à la protection des Grands, qui sont bien - aises d'être savans, à condition de le devenir sans peine, & qui veulent pouvoir juger sans étude d'un Ouvrage d'esprit, pour prix des bienfaits qu'ils promettent à l'Auteur, ou de l'amitié dont ils croyent l'honorer. On commença à sentir que le beau, pour être en Langue vulgaire, ne perdoit rien de ses avantages; qu'il acquéroit même celui d'être plus facilement saisi du commun des hommes, & qu'il n'y avoit aucun mérite à dire des choses communes ou ridicules dans quelque Langue que ce fût, & à plus forte raison dans celles qu'on devoit parler le plus mal. Les Gens de Lettres penserent donc à perfectionner les Langues vulgairès; ils chercherent d'abord à dire dans ces Langues ce que les Anciens avoient dit dans les leurs. Cependant par une suite du préjugé dont on avoit eu tant de peine à se défaire, au lieu d'enrichir la Langue Françoise, on commença par la défigurer. Ronsard en fit un jargon barbare, hérissé de Grec & de Latin: mais heureusement il la rendit assez méconnoissable, pour qu'elle en devìnt ridicule. Bientôt l'on sentit qu'il falloit transporter dans notre Langue les beautés & non les mots des Langues anciennes. Réglée & perfectionnée par le goût, elle acquit assez promptement une infinité de tours & d'expressions heureuses. Enfin on ne se borna plus à copier les Romains & les Grecs, ou même à les imiter; on tâcha de les surpasser, s'il étoit possible, & de penser d'après soi. Ainsi l'imagination des Modernes renaquit peu - à - peu de celle des Anciens; & l'on vit éclorre presqu'en même tems [p. xxij] tous les chefs - d'oeuvre du dernier siecle, en Eloquence, en Histoire, en Poësie, & dans les différens genres de littérature.

Malherbe, nourri de la lecture des excellens Poëtes de l'antiquité, & prenant comme eux la Nature pour modele, répandit le premier dans notre Poësie une harmonie & des beautés auparavant inconnues. Balzac, aujourd'hui trop méprisé, donna à notre Prose de la noblesse & du nombre. Les Ecrivains de Port - royal continuerent ce que Balzac avoit commencé; ils y ajoûterent cette précision, cet heureux choix de termes, & cette pureté qui ont conservé jusqu'à présent à la plûpart de leurs Ouvrages un air moderne, & qui les distinguent d'un grand nombre de Livres surannés, écrits dans le même tems. Corneille, après avoir sacrifié pendant quelques années au mauvais goût dans la carriere dramatique, s'en affranchit enfin; découvrit par la force de son génie, bien plus que par la lecture, les lois du Théatre, & les exposa dans ses Discours admirables sur la Tragédie, dans ses réflexions sur chacune de ses pieces, mais principalement dans ses pieces mêmes. Racine s'ouvrant une autre route, sit paroìtre sur le Théatre une passion que les Anciens n'y avoient guere connue; & développant les ressorts du coeur humain, joignit à une élégance & une vérité continues quelques traits de sublime. Despréaux dans son art poëtique se rendit l'égal d'Horace en l'imitant; Moliere par la peinture fine des ridicules & des moeurs de son tems, laissa bien loin derriere lui la Comédie ancienne; La Fontaine sit presque oublier Esope & Phedre, & Bossuet alla se placer à coté de Démosthene.

Les Beaux - Arts sont tellement unis avec les Belles - Lettres, que le même goût qui cultive les unes, porte aussi à perfectionner les autres. Dans le même tems que notre littérature s'enrichissoit par tant de beaux Ouvrages, Poussin faisoit ses tableaux, & Puget ses statues, Le Sueur peignoit le cloitre des Chartreux, & Le Brun les batailles d'Alexandre; enfin Lulli, créateur d'un chant propre à notre Langue, rendoit par sa musique aux poëmes de Quinault l'immortalité qu'elle en recevoit.

Il faut avoüer pourtant que la renaissance de la Peinture & de la Sculpture avoit été beaucoup plus rapide que celle de la Poësie & de la Musique; & la raison n'en est pas difficile à appercevoir. Dès qu'on commença à étudier les Ouvrages des Anciens en tout genre, les chefs - d'oeuvre antiques qui avoient échappé en assez grand nombre à la superstition & à la barbarie, frapperent bientòt les yeux des Artistes éclairés; on ne pouvoit imiter les Praxiteles & les Phidias, qu'en faisant exactement comme eux; & le talent n'avoit besoin que de bien voir: aussi Raphael & Michel Ange ne furent pas long - tems sans porter leur art à un point de perfection, qu'on n'a point encore passé depuis. En général, l'objet de la Peinture & de la Sculpture étant plus du ressort des sens, ces Arts ne pouvoient manquer de précéder la Poësie, parce que les sens ont dû être plus promptement affectés des beautés sensibles & palpables des statues anciennes, que l'imagination n'a dû appercevoir les beautés intellectuelles & fugitives des anciens Ecrivains. D'ailleurs, quand elle a commencé à les découvrir, l'imitation de ces mêmes beautés imparfaite par sa servitude, & par la Langue étrangere dont elle se servoit, n'a pû manquer de nuire aux progrès de l'imagination même. Qu'on suppose pour un moment nos Peintres & nos Sculpteurs privés de l'avantage qu'ils avoient de mettre en oeuvre la même matiere que les Anciens: s'ils eussent, comme nos Littérateurs, perdu beaucoup de tems à rechercher & à imiter mal cette matiere, au lieu de songer à en employer une autre, pour imiter les ouvrages même qui faisoient l'objet de leur admiration; ils auroient fait sans doute un chemin beaucoup moins rapide, & en seroient encore à trouver le marbre.

A l'égard de la Musique, elle a dû arriver beaucoup plus tard à un certain degré de perfection, parce que c'est un art que les Modernes ont été obligés de créer. Le tems a détruit tous les modeles que les Anciens avoient pû nous laisser en ce genre; & leurs Ecrivains, du moins ceux qui nous restent, ne nous ont transmis sur ce sujet que des connoissances trèsobscures, ou des histoires plus propres à nous étonner qu'à nous instruire. Aussi plusieurs de nos Savans, poussés peut - être par une espece d'amour de propriété, ont prétendu que nous avons porté cet art beaucoup plus loin que les Grecs; prétention que le défaut de monumens rend aussi difficile à appuyer qu'à détruire, & qui ne peut être qu'assez foiblement combattue par les prodiges vrais ou supposés de la Musique ancienne. Peut - être seroit - il permis de conjecturer avec quelque vraissemblance, que cette Musique étoit tout - à - fait différente de la nôtre, & que si l'ancienne étoit supérieure par la mélodie, l'harmonie donne à la moderne des avantages.

Nous serions injustes, si à l'occasion du détail où nous venons d'entrer, nous ne reconnoissions point ce que nous devons à l'Italie; c'est d'elle que nous avons reçû les Sciences, qui depuis ont fructifié si abondamment dans toute l'Europe; c'est à elle surtout que nous devons les Beaux - Arts & le bon goût, dont elle nous a fourni un grand nombre de modeles inimitables.

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